P'tit-bonhomme. Jules Verne
Читать онлайн книгу.pas eu la cruauté de me le reprendre!»
Élisa voulut bien convenir que Dieu n'aurait pu être cruel à ce point, et voilà comment il advint que notre petit garçon passa presque sans transition du galetas de la ragged-school au bel appartement que miss Anna Waston, en représentation au théâtre de Limerick, occupait à Royal-George-Hôtel.
Un comté qui a vaillamment marqué dans l'histoire de l'Irlande, ce comté de Limerick où s'organisa la résistance des catholiques contre l'Angleterre protestante. Sa capitale, fidèle à la dynastie jacobite, tint tête au redoutable Cromwell, subit un siège mémorable, puis, abattue par la famine et les maladies, noyée dans le sang des exécutions, finit par succomber. Là fut signé le traité qui porte son nom, lequel assurait aux catholiques irlandais l'égalité des droits civils et le libre exercice de leur culte. Il est vrai, ces dispositions furent outrageusement violées par Guillaume d'Orange. Il fallut reprendre les armes, après de longues et cruelles exactions; mais, malgré leur valeur, et bien que la Révolution française eût envoyé Hoche à leur secours, les Irlandais, qui se battaient «la corde au cou», comme ils disaient, furent vaincus à Ballinamach.
En 1829, les droits des catholiques se virent enfin reconnus, grâce au grand O'Connell, qui prit en main le drapeau de l'indépendance et obtint ou plutôt imposa le bill d'émancipation au gouvernement de la Grande-Bretagne.
Et, puisque ce roman a choisi l'Irlande pour théâtre, qu'il nous soit permis de rappeler ces quelques phrases inoubliables, jetées alors à la face des hommes d'État de l'Angleterre. Que l'on veuille bien ne point les considérer comme un hors-d'œuvre; elles sont gravées au cœur des Irlandais, et on en sentira l'influence en quelques épisodes de cette histoire.
«Jamais ministère ne fut plus indigne! s'est écrié un jour O'Connell. Stanley est un whig renégat; sir James Graham, quelque chose de pire encore; sir Robert Peel, un drapeau bariolé de cinq cents couleurs, et pas bon teint, aujourd'hui orange, demain vert, le surlendemain ni l'une ni l'autre de ces couleurs, mais il faut prendre garde que ce drapeau soit jamais teint de sang!... Quant à ce pauvre diable de Wellington, rien de plus absurde que d'avoir édifié cet homme-là en Angleterre. L'historien Alison n'a-t-il pas démontré qu'il avait été surpris à Waterloo? Heureusement pour lui, il avait alors des troupes déterminées, il avait des soldats irlandais! Les Irlandais ont été dévoués à la maison de Brunswick, lorsqu'elle était leur ennemie, fidèles à Georges III qui les trahissait, fidèles à Georges IV qui poussait des cris de rage en accordant l'émancipation, fidèles au vieux Guillaume, à qui le ministère prêtait un discours intolérable et sanguinaire contre l'Irlande, fidèles à la reine enfin! Aussi, aux Anglais l'Angleterre, aux Écossais l'Écosse,—aux Irlandais l'Irlande!» Nobles paroles!... On verra bientôt comment s'est réalisé le vœu d'O'Connell, et si le sol de l'Irlande est aux Irlandais.
Limerick est encore l'une des principales cités de l'Ile-Émeraude, bien qu'elle soit descendue du troisième au quatrième rang, depuis que Tralee lui a pris une partie de son commerce. Elle possède une population de trente mille habitants. Ses rues sont régulières, larges, droites, tracées à l'américaine; ses boutiques, ses magasins, ses hôtels, ses édifices publics, s'élèvent sur des places spacieuses. Mais vient-on à franchir le pont de Thomond, quand on a salué la pierre sur laquelle fut signé le traité d'émancipation, on trouve la partie de la ville restée obstinément irlandaise, avec ses misères et les ruines du siège, les remparts effondrés, l'emplacement de cette «batterie noire» que les intrépides femmes, comme autant de Jeanne Hachette, défendirent jusqu'à la mort contre les orangistes. Rien de plus attristant, de plus lamentable que ce contraste!
Évidemment, Limerick est située de manière à devenir un important centre industriel et commercial. Le Shannon, le «fleuve d'azur», lui offre un de ces chemins qui marchent comme la Clyde, la Tamise ou la Mersey. Par malheur, si Londres, Glasgow et Liverpool utilisent leur fleuve, Limerick laisse le sien à peu près sans emploi. A peine quelques barques animent-elles ces eaux paresseuses, qui se contentent de baigner les beaux quartiers de la ville et d'arroser les gras pâturages de leur vallée. Les émigrants irlandais devraient bien emporter le Shannon en Amérique. Soyez sûr que les Américains sauraient en faire bon usage.
Si toute l'industrie de Limerick se borne à fabriquer des jambons, ce n'en est pas moins une agréable cité, où la partie féminine de la population est remarquablement belle,—et il était facile de le constater pendant les représentations de miss Anna Waston.
Avouons-le, ce ne sont pas ces comédiennes d'une personnalité si bruyante qui réclament un mur pour la vie privée. Non! elles feront plutôt monter le loyer des maisons de verre, le jour où les architectes sauront en construire. Après tout, miss Anna Waston n'avait point à cacher ce qui s'était passé à Galway. Dès le lendemain de son arrivée, on ne cessait de parler, dans les salons de Limerick, de la ragged-school. Le bruit courut que l'héroïne de tant de drames s'était jetée au milieu des flammes pour sauver un petit être, et elle ne le démentit pas trop. Peut-être le croyait-elle, comme ces hâbleurs qui finissent par ajouter foi à leurs hâbleries. Ce qui était certain, c'est qu'elle avait ramené un enfant à Royal-George-Hôtel, un enfant qu'elle voulait adopter, un orphelin auquel elle donnerait son nom, puisqu'il n'en avait pas,—non! pas même un nom de baptême.
«P'tit-Bonhomme!» avait-il répondu, lorsqu'elle lui avait demandé comment il s'appelait.
Eh bien, P'tit-Bonhomme lui allait. Elle n'aurait pas mieux trouvé. Cela valait bien Édouard, Arthur ou Mortimer. Et, d'ailleurs, elle lui prodiguerait les «baby», les «bebery», les «babiskly», et autres équivalents maternels usités en Angleterre.
Nous conviendrons que notre héros ne comprenait rien à tout cela. Il se laissait faire, n'étant point habitué aux caresses, et on le caressait, ni aux baisers, et on l'embrassait, ni aux beaux habits, et il fut habillé à la mode, ni aux chaussures, et on lui mit des bottines neuves, ni aux frisures, et ses cheveux furent disposés en boucles, ni à la bonne nourriture, et on le nourrissait royalement, ni aux friandises, et on l'en accablait.
Il va de soi que les amis et amies de la comédienne affluèrent à l'appartement de Royal-George-Hôtel. Ce qu'elle reçut de compliments, et avec quelle bonne grâce elle les acceptait! On reprenait l'histoire de la ragged-school. Après vingt minutes de récit, il était rare que le feu n'eût pas dévoré la ville de Galway tout entière. On ne pouvait comparer à ce sinistre que le fameux incendie qui détruisit une grande partie de la capitale du Royaume-Uni et dont témoigne le «Fire-Monument» élevé à quelques pas de London-Bridge.
On l'imagine sans peine, l'enfant n'était pas oublié pendant ces visites, et miss Anna Waston en jouait d'une façon supérieure. Pourtant, il se souvenait, il se rappelait que, s'il n'avait jamais été autant choyé, on l'avait aimé du moins. Aussi un jour demanda-t-il:
«Où donc est Grip?...
—Qu'est-ce que Grip, mon babish?» répondit miss Anna Waston.
Après vingt minutes de récit. (Page 71.)
Elle sut alors ce qu'était Grip. Certainement, sans lui, P'tit-Bonhomme eût péri dans les flammes... Si Grip ne se fût dévoué pour le sauver au risque de sa propre vie, c'est un cadavre d'enfant qu'on eût retrouvé sous les décombres de l'école. Cela était bien... très bien de la part de Grip. Cependant, son héroïsme—on acceptait ce mot,—ne pouvait diminuer en rien la part qui revenait à miss Anna Waston dans le sauvetage... Admettez que cette admirable femme ne se fût pas providentiellement trouvée sur le théâtre de l'incendie, où serait aujourd'hui P'tit-Bonhomme?... Qui l'aurait recueilli?... En quel bouge l'eût-on renfermé avec les autres déguenillés de la ragged-school?
Les