La vie infernale. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.en partie par les frais d’une installation convenable.
La seconde année, ses honoraires augmentèrent de moitié; il vit sa position s’asseoir, et il exigea de sa mère qu’elle abandonnât sa fabrique.
Il lui prouva, ce qui était exact, qu’elle épargnerait au-delà de ce qu’elle gagnait en surveillant le ménage…
De ce moment, la mère et le fils, ces deux êtres si vaillants et si nobles, durent espérer que leur héroïque énergie avait désarmé la destinée.
Les clients affluaient si bien qu’il était décidé qu’on se rapprocherait du centre des affaires, le loyer dût-il en être doublé. L’assurance qui gagne à demi les causes venait avec la réputation, enfin il y avait une douzaine de mille francs en lieu sûr pour parer à toutes les éventualités.
Mme Férailleur avait quitté les vêtements noirs qu’elle portait depuis la mort de son mari… Elle devait bien cela à Pascal. Et d’ailleurs, après avoir cru qu’il n’était plus de bonheur ici-bas pour elle, elle comprenait qu’elle pouvait être heureuse en son fils.
Pascal n’avait donc plus qu’à tenir sa voile grande ouverte au vent du succès, quand M. Fernand de Coralth fut amené à son cabinet par une assez vilaine affaire, – une petite opération qu’il avait risquée et qui frisait l’escroquerie.
Chose étrange!.. M. de Coralth ne déplut pas à Pascal.
Le travailleur honnête fut intéressé, presque séduit par les vices brillants de l’aventurier, par ses côtés équivoques, par sa hardiesse, se fatuité, son mirifique aplomb et son insoucieuse impudence. Il trouva une satisfaction de curiosité à étudier de près ce produit du terreau parisien, surprenant résumé de toutes les corruptions de l’époque.
Sans doute M. de Coralth ne laissa voir de sa vie et de ses ressources que ce qu’il voulut. Pascal ne sut pas tout, mais il en connut assez pour être bien averti de se défier d’un garçon qui traitait plus que cavalièrement la morale, et avait infiniment moins de scrupules que de besoins.
Ils se virent quelquefois, et véritablement ce fut Pascal qui pria le vicomte de le conduire à quelqu’une de ces réunions de la «haute vie» dont les journaux donnaient de si alléchantes descriptions.
Mme Férailleur faisait une partie de boston, comme tous les jeudis, avec quelques vieux amis, le soir où M. de Coralth vint chercher son ami l’avocat pour le conduire chez Mme d’Argelès.
Pascal trouva que cela tombait on ne peut mieux. Il s’habilla avec plus de soin qu’à l’ordinaire, et, comme toujours, avant de sortir, il alla embrasser sa mère.
– Comme te voici paré, lui dit-elle en souriant.
– Je vais en soirée, chère mère, répondit-il, et je rentrerai probablement très-tard. Ainsi, ne m’attends pas, je t’en prie; promets-moi de te coucher comme à l’ordinaire.
– Tu as le passe-partout?
– Oui, mère.
– Eh bien! je ne t’attendrai pas… Tu trouveras, en entrant, ta bougie et des allumettes sur le buffet, dans l’antichambre… Et enveloppe-toi bien, car il fait très-froid.
Elle tendit son front aux lèvres de son fils et gaiement ajouta:
– Et amuse-toi bien…
Fidèle à sa promesse, Mme Férailleur se mit au lit comme tous les soirs, mais c’est vainement qu’elle appela le sommeil.
Elle n’avait certes aucune raison de s’inquiéter, et cependant cette idée que son fils était dehors l’emplissait d’appréhensions vagues qu’elle n’avait jamais ressenties.
Peut-être cela venait-il de ce qu’elle ignorait où était allé Pascal. Peut-être M. de Coralth était-il la cause de cette agitation. Mme Férailleur ne pouvait souffrir le vicomte, son instinct de femme lui disait que l’étrange beauté de ce jeune homme avait quelque chose de malsain et qu’il était dangereux de croire à ses témoignages d’amitié.
Successivement elle entendit frapper toutes les heures aux horloges des communautés voisines… deux heures… trois heures… quatre heures…
– Comme Pascal rentre tard, se disait-elle.
Peu à peu, un pressentiment plus douloureux que les autres traversa son esprit. Elle sauta à terre et courut ouvrir sa fenêtre. Il lui semblait qu’elle avait entendu un grand cri de détresse dans la rue déserte…
A ce moment-là même, minute pour minute, le mot «voleur» était jeté à la face de son fils.
La rue était silencieuse… elle pensa qu’elle s’était trompée, elle se recoucha en se raillant de ses chimères, et enfin s’endormit…
Mais quelle ne fut pas sa terreur, le matin, quand, sortant de chez elle, au bruit de la femme de ménage, elle aperçut sur le buffet le bougeoir de Pascal.
N’était-il donc pas rentré!.. Elle courut à sa chambre… personne.
Et il était près de huit heures!..
C’était la première fois que Pascal passait la nuit dehors sans que sa mère fût prévenue. Et de sa part, avec son caractère, cela annonçait quelque chose d’extraordinaire.
En un moment Mme Férailleur s’énuméra tous les dangers de Paris la nuit. Toutes les histoires qu’elle avait lues, d’hommes attirés dans des piéges, poignardés au détour de quelque rue déserte, jetés à la Seine en traversant un pont se représentèrent à sa mémoire…
Que faire!.. Elle avait envie de courir à la préfecture de police et chez tous les amis de Pascal, et d’un autre côté elle n’osait s’éloigner de peur qu’il ne rentrât en son absence…
Et pendant que son désespoir flottait entre mille partis, elle restait affaissée sur une banquette de l’antichambre, comptant les secondes aux battements précipités de ses tempes, l’oreille tendue au moindre bruit…
Enfin, un peu après la demie de huit heures, elle entendit dans l’escalier un pas lourd et trébuchant comme le pas d’un ivrogne…
Elle ouvrit, c’était son fils, les vêtements en désordre, sa cravate arrachée, sa chemise déchirée, sans pardessus, la tête nue…
Il était livide et ses dents claquaient, nulle expression dans ses yeux et sur sa physionomie qu’un affreux hébêtement…
– Pascal, que t’est-il arrivé?..
Cette voix tombant sur son esprit comme un marteau sur un timbre, le fit tressaillir de la tête aux pieds.
– Rien!.. bégaya-t-il, rien du tout.
Et sa mère l’accablant de questions, il l’écarta doucement et gagna sa chambre.
– Pauvre enfant, murmura Mme Férailleur, peinée et rassurée en même temps, lui toujours si sobre… on l’aura fait boire.
L’erreur de Mme Férailleur était grande, et cependant les sensations de Pascal étaient exactement celles de l’ivresse.
Après avoir perdu pendant un temps assez long toute conscience de soi et des circonstances extérieures, il sentait un brouillard plus épais que les vapeurs de l’alcool envahir son cerveau.
Comment il était revenu chez lui, par quel chemin, ce qu’il avait fait en route, il lui eût été impossible de le dire.
Si même il était rentré, c’était machinalement, par la force de l’habitude, cette mémoire du corps.
Il lui semblait cependant qu’il s’était assis sur un banc aux Champs-Élysées, qu’il y avait eu extrêmement froid, et qu’un sergent de ville était venu le secouer, le menaçant du poste s’il ne se remettait pas en marche…
Ses derniers souvenirs précis s’arrêtaient brusquement rue de Berry, sur le seuil de l’hôtel de Mme d’Argelès.
Ainsi, il se rappelait