Le petit vieux des Batignolles. Emile Gaboriau

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Le petit vieux des Batignolles - Emile Gaboriau


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à dîner.

      Si j’étais tout yeux et tout oreilles en pénétrant dans l’intérieur de mes voisins, on le devine. Mais j’eus beau concentrer toute mon attention, je ne surpris rien de nature à dissiper le mystère qui m’intriguait si fort.

      A dater de ce dîner, cependant, nos relations furent plus suivies. Décidément, M. Méchinet me prenait en amitié. Rarement une semaine s’écoulait sans qu’il m’emmenât manger sa soupe, selon son expression, et presque tous les jours, au moment de l’absinthe, il venait me rejoindre au café Leroy, et nous faisions une partie de dominos.

      C’est ainsi qu’un certain soir du mois de juillet, un vendredi, sur les cinq heures, il était en train de me battre à plein double-six, quand un estafier, d’assez fâcheuse mine, je le confesse, entra brusquement et vint murmurer à son oreille quelques mots que je n’entendis pas.

      Tout d’une pièce et le visage bouleversé, M. Méchinet se dressa.

      —J’y vais, fit-il; cours dire que j’y vais.

      L’homme partit à toutes jambes, et alors me tendant la main:

      —Excusez-moi, ajouta mon vieux voisin, le devoir avant tout... nous reprendrons notre partie demain.

      Et comme, tout brûlant de curiosité, je témoignais beaucoup de dépit, disant que je regrettais bien de ne le point accompagner:

      —Au fait, grommela-t-il, pourquoi pas? Voulez-vous venir? Ce sera peut-être intéressant...

      Pour toute réponse, je pris mon chapeau et nous sortîmes...

       Table des matières

      Certes, j’étais loin de me douter que je hasardais là une de ces démarches insignifiantes, en apparence, qui ont sur la vie entière une influence décisive.

      —Pour le coup, pensais-je à part moi, je tiens le mot de l’énigme!...

      Et tout plein d’une sotte et puérile satisfaction, je trottais comme un chat maigre aux côtés de M. Méchinet.

      Je dis: je trottais, parce que j’avais fort à faire pour ne pas me laisser distancer par le bonhomme.

      Il allait, il allait, tout le long de la rue Racine, bousculant les passants, comme si sa fortune eût dépendu de ses jambes.

      Place de l’Odéon, par bonheur, un fiacre nous croisa.

      M. Méchinet l’arrêta, et ouvrant la portière:

      —Montez, monsieur Godeuil, me dit-il.

      J’obéis, et il prit place à mes côtés après avoir crié au cocher, d’un ton impératif:

      —Rue Lécluse, 39, aux Batignolles... et, bon train!

      La longueur de la course arracha au cocher un chapelet de jurons. N’importe, il étrilla ses rosses d’un maître coup de fouet et la voiture roula.

      —Ah! c’est aux Batignolles que nous allons? demandai-je alors avec un sourire de courtisan.

      Mais M. Méchinet ne me répondit pas; je doute même qu’il m’entendît.

      Une métamorphose complète s’opérait en lui. Il ne paraissait pas ému, précisément, mais ses lèvres pincées et la contraction de ses gros sourcils en broussaille trahissaient une poignante préoccupation. Ses regards, perdus dans le vide, y semblaient étudier les termes de quelque problème insoluble.

      Il avait tiré sa tabatière, et incessamment il y puisait d’énormes prises, qu’il pétrissait entre l’index et le pouce, qu’il massait, qu’il portait à son nez et que pourtant il n’aspirait pas.

      Car c’était chez lui un tic que j’avais observé et qui me réjouissait beaucoup.

      Ce digne homme, qui avait le tabac en horreur, était toujours armé d’une tabatière de financier de vaudeville.

      Lui advenait-il quelque chose d’imprévu, d’agréable ou de fâcheux, crac, il la sortait de sa poche et paraissait priser avec fureur.

      Souvent, la tabatière était vide, son geste restait le même.

      J’ai su, plus tard, que c’était un système à lui, pour dissimuler ses impressions et détourner l’attention de ses interlocuteurs.

      Nous avancions, cependant...

      Le fiacre remontait non sans peine la rue de Clichy... Il traversa le boulevard extérieur, s’engagea dans la rue de Lécluse, et ne tarda pas à s’arrêter à quelque distance de l’adresse indiquée.

      Aller plus loin était matériellement impossible, tant la rue était obstruée par une foule compacte.

      Devant la maison portant le numéro 39, deux ou trois cents personnes stationnaient, le cou tendu, l’œil brillant, haletantes de curiosité, difficilement contenues par une demi-douzaine de sergents de ville, qui multipliaient en vain et de leur plus rude voix leurs: «Circulez, messieurs, circulez!...»

      Descendus de voiture, nous nous approchâmes, nous faufilant péniblement à travers les badauds.

      Déjà, nous touchions la porte du numéro 39, quand un sergent de ville nous repoussa rudement.

      —Retirez-vous!... On ne passe pas!...

      Mon compagnon le toisa et, se redressant:

      —Vous ne me connaissez donc pas? fit-il. Je suis Méchinet, et ce jeune homme,—il me montrait,—est avec moi.

      —Pardon!... Excusez!... balbutia l’agent en portant la main à son tricorne, je ne savais pas... donnez-vous la peine d’entrer.

      Nous entrâmes.

      Dans le vestibule, une puissante commère, la concierge évidemment, plus rouge qu’une pivoine, pérorait et gesticulait au milieu d’un groupe de locataires de la maison.

      —Où est-ce? lui demanda brutalement M. Méchinet.

      —Au troisième, cher monsieur, répondit-elle; au troisième, la porte à droite. Jésus mon Dieu! quel malheur!... dans une maison comme la nôtre! Un si brave homme!

      Je n’en entendis pas davantage. M. Méchinet s’était élancé dans les escaliers, et je le suivais, montant quatre à quatre, le cœur me battant à me couper la respiration.

      Au troisième étage, la porte de droite était ouverte.

      Nous entrons, nous traversons une antichambre, une salle à manger, un salon, et enfin nous arrivons à une chambre à coucher...

      Je vivrais mille ans, que je n’oublierais pas le spectacle qui frappa mes yeux... Et en ce moment même où j’écris, après bien des années, je le revois jusqu’en ses moindres détails.

      A la cheminée faisant face à la porte, deux hommes étaient accoudés: un commissaire de police, ceint de son écharpe, et un juge d’instruction.

      A droite, assis à une table, un jeune homme, le greffier, écrivait.

      Au milieu de la pièce, sur le parquet, gisait dans une mare de sang coagulé et noir le cadavre d’un vieillard à cheveux blancs... Il était étendu sur le dos, les bras en croix.

      Terrifié, je demeurai cloué sur le seuil, si près de défaillir que, pour ne pas tomber, je fus obligé de m’appuyer contre l’huisserie.

      Ma profession m’avait familiarisé avec la mort; depuis longtemps déjà j’avais surmonté les répugnances de l’amphithéâtre, mais c’était la première fois que je me trouvais en face d’un crime.

      Car il était évident qu’un crime


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