Le petit vieux des Batignolles. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.que nous n’aurons pas besoin de votre savoir faire... Nous connaissons le coupable, j’ai donné des ordres et il doit être arrêté à l’heure qu’il est.
Chose bizarre! Au geste de M. Méchinet, on eût pu croire que cette assurance le contrariait...
Il tira sa tabatière, prit deux ou trois de ses prises fantastiques, et dit:
—Ah! le coupable est connu!...
Ce fut le juge d’instruction qui répondit:
—Et connu d’une façon certaine et positive, oui, M. Méchinet... Le crime commis, l’assassin s’est enfui, croyant que sa victime avait cessé de vivre... il se trompait. La Providence veillait..., ce malheureux vieillard respirait encore... Rassemblant toute son énergie, il a trempé un de ses doigts dans le sang qui s’échappait à flots de sa blessure, et là, sur le parquet, il a écrit avec son sang le nom de son meurtrier, le dénonçant ainsi à la justice humaine... Regardez plutôt.
Ainsi prévenu, j’aperçus ce que tout d’abord je n’avais pas vu.
Sur le parquet, en grosses lettres mal formées et cependant lisibles, on avait écrit avec du sang: MONIS...
—Eh bien?... interrogea M. Méchinet.
—C’est là, répondit le commissaire de police, le commencement du nom d’un neveu du pauvre mort... un neveu qu’il affectionnait, et qui se nomme Monistrol...
—Diable!... fit mon voisin.
—Je ne suppose pas, reprit le juge d’instruction, que le misérable essaye de nier... les cinq lettres sont contre lui une charge accablante... A qui, d’ailleurs, profite ce crime si lâche?... A lui seul, unique héritier de ce vieillard qui laisse, dit-on, une grande fortune... Il y a plus: c’est hier soir que l’assassinat a été commis... Eh bien! hier soir, personne n’a visité ce pauvre vieux que son neveu... La concierge l’a vu arriver vers neuf heures et ressortir un peu avant minuit...
—C’est clair, approuva M. Méchinet, c’est très-clair, ce Monistrol n’est qu’un imbécile.
Et, haussant les épaules:
—A-t-il seulement volé quelque chose, demanda-t-il; a-t-il fracturé quelque meuble pour donner le change sur le mobile du crime?...
—Rien, jusqu’ici, ne nous a paru dérangé, répondit le commissaire... Vous l’avez dit, le misérable n’est pas fort... dès qu’il se verra découvert, il avouera.
Et là-dessus, le commissaire de police et M. Méchinet se retirèrent dans l’embrasure de la fenêtre et s’entretinrent à voix basse, pendant que le juge donnait quelques indications à son greffier.
III
Désormais, j’étais fixé.
J’avais voulu savoir au juste ce que faisait mon énigmatique voisin..., je le savais.
Maintenant s’expliquaient le décousu de sa vie, ses absences, ses rentrées tardives, ses soudaines disparitions, les craintes et la complicité de sa jeune femme, la blessure que j’avais soignée.
Mais que m’importait ma découverte!
Je m’étais remis peu à peu, la faculté de réfléchir et de délibérer m’était revenue, et j’examinais tout, autour de moi, avec une âpre curiosité.
D’où j’étais, accoté contre le chambranle de la porte mon regard embrassait l’appartement entier.
Rien, absolument rien, n’y trahissait une scène de meurtre.
Tout, au contraire, décelait l’aisance et en même temps des habitudes parcimonieuses et méthodiques.
Chaque chose était en place; il n’y avait pas un faux pli aux rideaux, et le bois des meubles étincelait, accusant des soins quotidiens.
Il paraissait évident, d’ailleurs, que les conjectures du juge d’instruction et du commissaire de police étaient exactes, et que le pauvre vieillard avait été assassiné la veille au soir, au moment où il se disposait à se coucher.
En effet, le lit était ouvert, et sur la couverture étaient étalés une chemise et un foulard de nuit. Sur la table, à la tête du lit, j’apercevais un verre d’eau sucrée, une boîte d’allumettes chimiques et un journal du soir, la Patrie.
Sur un coin de la cheminée brillait un chandelier, un bon gros et solide chandelier de cuivre... Mais la bougie qui avait éclairé le crime était consumée, le meurtrier s’était enfui sans la souffler, et elle avait brûlé jusqu’au bout, noircissant l’albâtre d’un brûle-tout où elle était fixée.
Ces détails, je les avais constatés d’un coup, sans effort, sans pour ainsi dire que ma volonté y fût pour rien.
Mon œil remplissait le rôle d’un objectif photographique, le théâtre du meurtre s’était fixé dans mon esprit comme sur une plaque préparée, avec une telle précision, que nulle circonstance n’y manquait, avec une telle solidité qu’aujourd’hui encore je pourrais dessiner l’appartement du «petit vieux des Batignolles,» sans rien oublier, sans oublier même un bouchon à demi recouvert de cire verte qu’il me semble voir encore par terre, sous la chaise du greffier.
C’était une faculté extraordinaire, qui m’a été départie, ma faculté maîtresse, que je n’avais pas encore eu l’occasion d’exercer, qui tout à coup se révélait en moi.
Alors, j’étais bien trop vivement ému pour analyser mes impressions.
Je n’avais qu’un désir, obstiné, brûlant, irrésistible: m’approcher du cadavre étendu à deux mètres de moi.
Je luttai d’abord, je me défendis contre l’obsession de cette envie. Mais la fatalité s’en mêlait... je m’approchai.
Avait-on remarqué ma présence?... je ne le crois pas.
Personne, en tout cas, ne faisait attention à moi.
M. Méchinet et le commissaire de police causaient toujours près de la fenêtre; le greffier, à demi-voix, relisait au juge d’instruction son procès-verbal.
Ainsi, rien ne s’opposait à l’accomplissement de mon dessein.
Et d’ailleurs, je dois le confesser, une sorte de fièvre me tenait qui me rendait comme insensible aux circonstances extérieures et m’isolait absolument.
Cela est si vrai, que j’osai m’agenouiller près du cadavre, pour mieux voir et de plus près.
Loin de songer qu’on allait me crier: «Que faites-vous là?...» j’agissais lentement et posément, en homme qui, ayant reçu une mission, l’exécute.
Ce malheureux vieillard me parut avoir de soixante-dix à soixante-quinze ans. Il était petit et très-maigre, mais solide certainement et bâti pour passer la centaine. Il avait beaucoup de cheveux encore, d’un blanc jaunâtre, bouclés sur la nuque. Sa barbe grise, forte et drue, paraissait n’avoir pas été faite depuis cinq ou six jours; elle devait avoir poussé depuis qu’il était mort. Cette circonstance que j’avais souvent remarquée chez nos sujets de l’amphithéâtre ne m’étonna pas.
Ce qui me surprit, ce fut la physionomie de l’infortuné. Elle était calme, je dirai plus, souriante. Les lèvres s’entr’ouvraient comme pour un salut amical.
La mort avait donc été terriblement prompte, qu’il conservait cette expression bienveillante!...
C’était la première idée qui se présentait à l’esprit.
Oui, mais comment concilier ces