Le petit vieux des Batignolles. Emile Gaboriau
Читать онлайн книгу.de se sentir expirer avant d’avoir pu tracer en entier le nom de son assassin...
Et cependant le visage du cadavre semblait me sourire.
Le pauvre vieux avait été frappé à la gorge et l’arme avait traversé le cou de part en part.
L’instrument du crime devait être un poignard, ou plutôt un de ces redoutables couteaux catalans, larges comme la main, qui coupent des deux côtés et qui sont aussi pointus qu’une aiguille...
De ma vie, je n’avais été remué par d’aussi étranges sensations.
Mes tempes battaient avec une violence inouïe, et mon cœur, dans ma poitrine, se gonflait à la briser.
Qu’allais-je donc découvrir?...
Poussé par une force mystérieuse et irrésistible, qui annihilait ma volonté, je pris entre mes mains, pour les examiner, les mains roides et glacées du cadavre...
La droite était nette... c’était un des doigts de la gauche, l’indicateur, qui était tout maculé de sang.
Quoi! c’était avec la main gauche que le vieillard avait écrit!... Allons donc!...
Saisi d’une sorte de vertige, les yeux hagards, les cheveux hérissés sur la tête, et plus pâle assurément que le mort qui gisait à mes pieds, je me dressai en poussant un cri terrible.
—Grand Dieu!...
Tous les autres, à ce cri, bondirent, et surpris, effarés:
—Qu’est-ce? me demandèrent-ils ensemble, qu’y a-t-il?...
J’essayai de répondre, mais l’émotion m’étranglait, il me semblait que j’avais la bouche pleine de sable. Je ne pus que montrer les mains du mort en bégayant:
—Là!... là!...
Prompt comme l’éclair, M. Méchinet s’était jeté à genoux près du cadavre. Ce que j’avais vu, il le vit, et mon impression fut la sienne, car se relevant vivement:
—Ce n’est pas ce pauvre vieux, déclara-t-il, qui a tracé les lettres qui sont là...
Et comme le juge et le commissaire le regardaient bouche béante, il leur expliqua cette circonstance de la main gauche seule tachée de sang...
—Et dire que je n’y avais pas fait attention! répétait le commissaire désolé...
M. Méchinet prisait avec fureur.
—C’est comme cela, fit-il... les choses qui crèvent les yeux sont celles qu’on ne voit point... Mais n’importe! voilà la situation diablement changée... Du moment où ce n’est pas le vieux qui a écrit, c’est celui qui l’a tué...
—Évidemment! approuva le commissaire.
—Or, continua mon voisin, peut-on imaginer un assassin assez stupide pour se dénoncer en écrivant son nom à côté du corps de sa victime? Non, n’est-ce pas. Maintenant, concluez...
Le juge était devenu soucieux.
—C’est clair, fit-il, les apparences nous ont abusés... Monistrol n’est pas le coupable... Quel est-il?... C’est affaire à vous, monsieur Méchinet, de le découvrir.
Il s’arrêta... un agent de police entrait, qui, s’adressant au commissaire, dit:
—Vos ordres sont exécutés, monsieur... Monistrol est arrêté et écroué au dépôt... Il a tout avoué.
IV
D’autant plus rude était le choc qu’il était plus inattendu.
Peindre notre stupeur à tous est impossible.
Quoi! pendant que nous étions là, nous évertuant à chercher des preuves de l’innocence de Monistrol, lui se reconnaissait coupable!
Ce fut M. Méchinet qui le premier se remit.
Vivement, cinq ou six fois, il porta les doigts de sa tabatière à son nez, et s’avançant vers l’agent:
—Tu te trompes ou tu nous trompes, lui dit-il, pas de milieu.
—Je vous jure, monsieur Méchinet...
—Tais-toi! ou tu as mal compris ce qu’a dit Monistrol, ou tu t’es grisé de l’espoir de nous étonner en nous annonçant que l’affaire est réglée...
Humble et respectueux jusqu’alors, l’agent se rebiffa.
—Faites excuse, interrompit-il, je ne suis ni un imbécile ni un menteur, et je sais ce que je dis...
La discussion tournait si bien à la dispute que le juge d’instruction crut devoir intervenir.
—Modérez-vous, monsieur Méchinet, prononça-t-il, et avant de porter un jugement, attendez d’être édifié.
Puis se tournant vers l’agent:
—Et vous, mon ami, poursuivit-il, dites-nous ce que vous savez et les raisons de votre assurance.
Ainsi soutenu, l’agent écrasa M. Méchinet d’un regard ironique, et avec une nuance très-appréciable de fatuité:
—Pour lors, commença-t-il, voilà la chose: M. le juge et M. le commissaire ici présents nous ont chargés, l’inspecteur Goulard, mon collègue Poltin et moi, d’arrêter le nommé Monistrol, bijoutier en faux, domicilié rue Vivienne, 75, ledit Monistrol étant inculpé d’assassinat sur la personne de son oncle.
—C’est exact, approuva le commissaire à demi-voix.
—Là-dessus, poursuivit l’agent, nous prenons un fiacre et nous nous faisons conduire à l’adresse indiquée... Nous arrivons et nous trouvons le sieur Monistrol dans son arrière-boutique, sur le point de se mettre à table pour dîner avec son épouse, qui est une femme de vingt-cinq à trente ans, d’une beauté admirable.
En nous apercevant tous trois en rang d’oignon, mon particulier se dresse.—«Qu’est-ce que vous voulez?» nous demande-t-il. Aussitôt, le brigadier Goulard tire de sa poche le mandat d’amener et répond: «Au nom de la loi, je vous arrête!...»
M. Méchinet semblait sur le gril.
—Ne pourrais-tu te hâter! dit-il à l’agent.
Mais l’autre, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivit du même ton calme:
—J’ai arrêté quelques particuliers en ma vie; eh bien! jamais je n’en ai vu tomber en décomposition comme celui-là.—«Vous plaisantez, nous dit-il, ou vous faites erreur!—Non, nous ne nous trompons pas.—Mais enfin, pourquoi m’arrêtez-vous?»
Goulard haussait les épaules.
«—Ne faites donc pas l’enfant, dit-il, et votre oncle?... Le cadavre est retrouvé et on a des preuves accablantes contre vous...»
Ah! le gredin, quelle tuile!... Il chancela et finalement se laissa tomber sur une chaise en sanglotant et en bégayant je ne sais quelle réponse qu’il n’y avait pas moyen de comprendre.
Ce que voyant, Goulard le secoua par le collet de son habit, en lui disant:
«—Croyez-moi, le plus court est de tout avouer.»
Il nous regarda d’un air hébété et murmura:
«—Eh bien! oui, j’avoue tout!»
—Bien manœuvré, Goulard! approuva le commissaire.
L’agent triomphait.
—Il s’agissait de ne pas moisir dans la boutique, continua-t-il.