Jane Austen: Oeuvres Majeures. Джейн ОÑтин
Читать онлайн книгу.et lui faire sentir la nécessité de prendre de l’empire sur elle-même. Mais Maria détestait, abhorrait la dissimulation ; elle la regardait comme une fausseté impardonnable, et cacher des sentimens qui n’avaient rien en eux-mêmes de condamnable, lui paraissait non-seulement un effort inutile, mais une ridicule prétention de la raison opposée à l’élévation des sentimens. Willoughby pensait de même, et leur conduite à tout égard montrait clairement leur opinion. Quand il était présent, elle n’avait des yeux que pour lui ; tout ce qu’il faisait était juste ; tout ce qu’il disait était charmant. Si dans la soirée on jouait aux cartes, elle ne s’intéressait qu’à son jeu ; si on dansait, il était son partner pour toute la soirée, et s’ils étaient obligés de se séparer une ou deux contredanses, ils tâchaient au moins d’être près l’un de l’autre. Lorsqu’on ne dansait pas ils étaient toujours et toujours à causer dans un coin du salon ; si on se promenait c’était lui qui la conduisait dans son caricle. Une telle conduite excitait comme on le comprend les railleries de toute la société, mais ils s’en embarrassaient fort peu, et cherchaient plutôt à les provoquer.
Madame Dashwood au lieu de gronder sa fille comme elle l’aurait dû, et de la retenir au moins par l’obéissance, puisque la raison n’avait pas de prise sur elle, partageait tous ses sentimens avec une chaleur presque égale à celle de Maria. Elle avait un de ces cœurs qui n’ont point d’âge et ne vieillissent jamais. Tout cela lui paraissait la conséquence très-naturelle d’une forte inclination entre deux jeunes gens vifs et sensibles qui se rendaient mutuellement justice. Au lieu de retenir Maria, elle renchérissait sur l’éloge de Willoughby ; elle le comparait à feu son époux, et sa fille à elle-même dans le temps de leurs amours. Ah ! comme c’était pour Maria le temps du bonheur ! Qu’on se rappelle le charme d’une première passion, de ce sentiment si nouveau, si ardent qui s’empare de l’âme entière, et celle de Maria était formée pour l’éprouver dans toute sa force. Aussi s’attacha-t-elle à Willoughby mille fois davantage qu’à sa propre existence. Elle le voyait à chaque instant sans remords, sans contrainte, puisque c’était sous les yeux de sa mère, qui l’approuvait, et que toutes les deux trouvaient de jour en jour de nouveaux motifs de l’aimer davantage. Norland et Sussex, et toute sa vie passée étaient effacés de sa mémoire ; elle n’existait plus qu’en Devonshire, et pour son adoré Willoughby.
La pauvre Elinor n’était pas aussi heureuse ; son cœur ne goûtait pas le même bonheur. Il était encore à Norland, et rien autour d’elle ne pouvait remplacer ce qu’elle y avait laissé. Ce n’était assurément ni lady Middleton, ni madame Jennings qui pouvaient la dédommager des entretiens dont elle gardait un si tendre souvenir. La dernière, il est vrai, était une excellente femme, mais une parleuse éternelle ; et comme au premier instant Elinor était devenue sa favorite, c’était toujours à elle qu’elle adressait ses discours. Elle lui avait déjà raconté son histoire cinq ou six fois ; Elinor savait toutes les particularités de son mariage et de celui de ses filles, tous les détails de la maladie de monsieur Jennings, tout ce que le pauvre cher homme lui avait dit en mourant, etc. Lady Middleton plaisait mieux à Elinor, mais elle eut bientôt remarqué qu’elle ne parlait pas, parce qu’elle n’avait rien à dire, et que ce calme, qui d’abord allait assez bien à sa belle physionomie et lui donnait un grand air de décence et de retenue, n’était qu’un manque total d’idées et de sentimens. On restait toujours avec elle au même point ; et depuis sa première visite à la chaumière, toujours également froide et polie, leur liaison ne s’était pas avancée d’une ligne. Elle disait aujourd’hui ce qu’elle avait dit hier, et presque dans les mêmes termes ; son insipidité était invariable, son humeur était toujours la même. Quoiqu’elle ne s’opposât point aux parties de son mari, qu’elle veillât à ce que tout fût dans les règles, et que ses deux plus grands enfans fussent toujours avec elle, elle ne paraissait y prendre aucun plaisir, mais aussi n’en recevoir aucune peine. Elle ne s’ennuyait ni ne s’amusait ; il lui était égal d’être là ou ailleurs ; elle était avec son mari et sa mère, de même qu’avec les étrangers, et sa présence ajoutait si peu de chose à la société, qu’on aurait oublié qu’elle était là, si des enfans bruyans et gâtés n’avaient pas été autour d’elle. Ce n’était donc pas une ressource pour Elinor, et de toutes leurs nouvelles connaissances, le colonel Brandon était le seul qui excitât en elle l’intérêt de l’amitié, et avec qui elle pût s’entretenir avec plaisir. Willoughby lui était indifférent. Elle le trouvait assez aimable ; mais il l’était rarement pour elle ; toutes ses attentions, tous ses propos s’adressaient à Maria. Cette dernière laissait, il est vrai, le colonel Brandon entièrement à sa sœur. Il trouvait sans doute dans l’aimable entretien d’Elinor quelque consolation de la parfaite indifférence de celle qui, malgré lui, occupait son cœur et sa pensée ; mais cette indifférence redoublait sa tristesse habituelle, et sa conversation n’était rien moins que gaie. Elinor le plaignait sincèrement, d’autant qu’elle avait lieu de croire que ce n’était pas la première fois qu’il était malheureux en amour. Un soir, pendant que tous les autres dansaient, ils voulurent se reposer, et s’assirent à côté l’un de l’autre. Les yeux du colonel étaient fixés sur Maria, qui dansait avec Willoughby. Il dit avec un triste sourire : votre sœur, à ce qu’on m’assure, n’approuve pas les seconds attachemens ; elle pense qu’on ne doit aimer qu’une fois.
— Oui, répliqua Elinor, ses opinions sont un peu romanesques.
— Ou plutôt, à ce que j’imagine, elle croit qu’un second attachement ne peut pas exister.
— Je crois que c’est-là son idée ; mais comment ne réfléchit-elle pas sur le caractère de notre bon père qui s’est marié deux fois par inclination. Elle est encore bien jeune, et se fait des illusions ; dans quelques années ses opinions seront établies sur des bases plus réelles : alors il sera plus aisé de les définir et de les justifier ; à présent je lui en laisse le soin.
— Oui, dit le colonel, c’est probablement ce qui arrivera ; cependant il y a quelque chose de si aimable dans les préjugés d’un jeune cœur, qu’on est presque fâché du moment où il y renonce pour adopter les opinions générales.
— Je ne puis être de votre avis, dit Elinor ; il y a des inconvéniens dans la manière de voir et de sentir de Maria que tous les charmes de l’enthousiasme et de l’ignorance du monde ne peuvent compenser. Son système a le funeste effet de nourrir son esprit de chimères qui l’égarent, et qui la rendront malheureuse quand la triste réalité les dissipera. Plus de vraie connaissance du monde lui serait à ce que je crois bien avantageuse.
Le colonel resta un moment en silence, puis il reprit avec un peu d’émotion dans la voix : est-ce que votre sœur ne fait aucune distinction dans ses objections contre un second attachement ? Est-ce que ceux qui ont été malheureux dans un premier choix, ou par l’inconstance de son objet, ou par l’entraînement des circonstances doivent rester indifférens tout le reste de leur vie !
— Je vous assure, colonel, répondit Elinor, que je ne connais pas son systême en détail, je sais seulement que je ne lui ai jamais entendu admettre qu’un second amour pût être pardonnable.
— Ainsi, dit-il, il faudrait un changement total dans ses idées… Mais non, non, je ne le désire pas. Quand les idées romanesques d’un jeune esprit sont forcées de s’évanouir, combien souvent sont elles remplacées par des principes trop communs hélas ! dans le monde, et trop dangereux. J’en parle d’après l’expérience. J’ai connu une jeune dame qui ressemblait extrêmement à votre sœur en tout point ; même chaleur de cœur ; même vivacité d’esprit ; elle pensait et jugeait comme elle, et par un changement forcé, par une série de circonstances malheureuses… Ici il s’arrêta soudainement, comme s’il avait pensé qu’il en disait trop, et donna lieu ainsi à des conjectures, qui sans cela ne seraient jamais entrées dans la tête d’Elinor. Cette dame n’aurait nullement excité ses soupçons, mais le trouble visible du colonel, son interruption convainquit mademoiselle Dashwood que ce qui la concernait était un triste secret, et de là elle fut conduite naturellement à croire que l’émotion du colonel en parlant d’elle était relative à un tendre souvenir. Elle se tut, et ne lui